Vers une connaissance scientifique de la matérialité des œuvres : l’amateur de tableaux et les manuels de restauration au XIXe siècle – Barbara Jouves

Barbara Jouves a soutenu, en novembre 2019, une thèse intitulée La conservation et la restauration des tableaux des collections privées à Paris (1789-1870). Dans ce billet, elle nous livre certaines de ses réflexions quant au développement d’une littérature didactique sur la restauration, faisant appel à un savoir à la fois artistique et scientifique, destinée aux amateurs de tableaux.

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Dès le XVIII^e siècle, collectionner et apprendre la peinture, au même titre que développer ses connaissances en chimie, deviennent des savoirs nécessaires à l’amateur de tableaux. Ce constat est d’autant plus vrai dans le cas de la restauration des œuvres, domaine réinvesti par une érudition à la fois artistique et scientifique. Expérimentations plastiques et chimiques se mêlent ainsi, à mesure que la diffusion des savoirs physico-chimiques transforme la perception de la matérialité des œuvres dans l’œil de l’amateur.

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Au XIX^e siècle, l’amateur de peinture, sensible aux conditions de préservation des tableaux, ou désireux de se documenter sur la manière de faire restaurer ses collections, peut avoir recours aux manuels ou aux traités de restauration. Dès le début du siècle, des conseils et des explications sur les procédés à employer sont en effet publiés par François-Xavier Burtin dans son Traité théorique et pratique des connaissances qui sont nécessaires à tout amateur de tableaux. L’auteur recommande aux amateurs de s’intéresser non seulement à la restauration des supports et de la couche picturale, mais aussi de développer eux-mêmes leur pratique, comme une « Nécessité, pour tout Amateur, d’apprendre à Nettoyer ses Tableaux », car « Rien ne peut procurer une jouissance plus piquante, que de voir renaître sous ses doigts une belle production de l’art, à laquelle son travail donne une seconde vie ! ».

La demande de manuels concernant la matérialité des œuvres peintes croît par la suite dans la première moitié du xix^e siècle. En témoignent, par exemple, la traduction et les rééditions du Livre de l’art ou Traité de la peinture du peintre et écrivain de la Renaissance Cennino Cennini, ou le Manuel des jeunes artistes et amateurs en peinture, publié en 1827 par Pierre-Louis Bouvieretaugmenté, dans sa seconde édition de 1832, de L’Art de restaurer les vieux tableaux de Christian Friedrich Prange, texte originellement publié en allemand en 1828. Contrairement à Burtin, Prange se montre beaucoup plus prudent sur le fait que l’amateur réalise lui-même des restaurations, expériences qui, selon lui, ont trop souvent mené des œuvres à la ruine, tout en reconnaissant la nécessité pour l’amateur de posséder une connaissance approfondie de ces méthodes.

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Progressivement, l’offre en librairie distingue de plus en plus les manuels ou traités de peinture et les traités de restauration de tableaux. Ainsi, dans son Traité complet de la peinture édité en neuf tomes suivis d’un atlas entre 1829 et 1851, Jean-Nicolas Paillot de Montabert ne décrit pas les moyens de restauration employés en peinture. A contrario, Jean-François-Léonor Mérimée dans son ouvrage de 1830, intitulé De la peinture à l’huile ou des Procédés matériels employés dans ce genre de peinture, depuis Hubert et Jean Van Eyck jusqu’à nos jours, consacre l’une des dernières parties du texte à la conservation et à la restauration des tableaux. Bien qu’il s’adresse davantage aux élèves de l’École royale des beaux-arts dont il est le secrétaire perpétuel, Mérimée, peintre mais également chimiste, s’emploie aussi à redécouvrir des procédés proches de ceux employés par les primitifs flamands, en expliquant que leurs tableaux ont « le mieux résisté aux nombreuses causes de destruction auxquels ils sont exposés ».

La restauration des peintures sur bois ou toiles n’est toutefois pas sans soulever des complications, même pour les plus aguerris. Le restaurateur Giovanni Bedotti insiste lui-même sur cette problématique, en 1837 dans De la restauration des tableaux ; traité spécial sur la meilleure manière de rentoiler, nettoyer et restaurer les tableaux anciens et modernes, en y affirmant : « Plus j’ai pratiqué cet art, plus je lui ai trouvé de difficulté ». En outre, ces ouvrages se veulent de plus en plus attentifs à l’égard des préoccupations des amateurs de tableaux, ce dont témoigne par exemple l’ouvrage de Charles Roehn, Physiologie du commerce des arts, suivi d’un traité sur la restauration des tableaux publié en 1841. Proche de plusieurs collectionneurs parisiens, Roehn explique écrire ce texte spécifiquement pour l’amateur et pour le renseigner sur les fraudes et moyens pernicieux utilisés par les marchands. Distinguant l’amateur du connaisseur, et parlant de « tablomanie », Roehn précise que ses conseils doivent instruire celui qui possède des œuvres, sans l’encourager cependant à pratiquer lui-même des restaurations. En effet, ces traités apparaissent de plus en plus comme des manuels permettant à l’amateur de veiller au bon déroulement d’une restauration, cette opération délicate devant être réservée à un homme de métier.

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Non contents de consulter les traités de restauration, les amateurs témoignent d’une volonté de comprendre les pratiques en présence des professionnels. Le désir de l’amateur de comprendre les pratiques en restauration s’étend encore lorsque certains demandent directement aux professionnels de les accompagner dans leurs déplacements, pour justifier d’un savoir suffisant en matière de restauration. Dans le domaine de la peinture, Horsin-Déon y fait allusion dès le début de son ouvrage publié en 1851, De la conservation de la peinture et de la restauration des tableaux, qu’il dédie à l’amateur Doazan. Ce dernier fait appel au restaurateur pour connaître et comprendre les techniques employées par les peintres anciens et souhaite ainsi « être initié aux mystères de la restauration ».

Dans la continuité de Simon Horsin-Déon, le restaurateur Théodore Lejeune publie en 1863 le Guide théorique et pratique de l’amateur de tableaux. Il consacre un chapitre à l’« Examen des différents systèmes de restauration et de nettoyage ». Un élément notable ressort de son ouvrage : son titre ne laisse pas supposer qu’il contient des informations dans le domaine de la restauration, telle une évidence, l’auteur jugeant que s’il n’avait pas traité ce sujet, cela aurait constitué une lacune dans son texte. Il apparaît ainsi que, à partir des années 1860, écrire un ouvrage consacré à la peinture et destiné à l’amateur, doit implicitement contenir des informations sur les restaurations de tableaux, ce qui n’était pas encore le cas entre 1856 et 1858, lorsque Frédéric-Auguste Antoine Goupil publie son Manuel complet et simplifié de la peinture à l’huile, suivi du traité de la restauration des tableaux, repris par Abel Terral dans les années 1860, sous le titre Traité méthodique et raisonné de la peinture à l’huile suivi de L’art de la restauration et conservation des tableaux.

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À l’instar des marchands-experts de la fin du xviii^e siècle, ce sont les restaurateurs-experts qui prennent progressivement, au xix^e siècle, une place privilégiée auprès des amateurs d’art, désireux de se constituer un savoir qui dépasse la connaissance jusqu’alors appréciée des différentes écoles et mouvements artistiques. Il s’agit désormais, pour les amateurs, de compléter ce savoir par une compréhension des procédés et techniques employés par les peintres en leur temps, et par les professionnels qui interviennent sur les œuvres pour en assurer la pérennité.

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