Jules Pierrot-Deseilligny (1868-1918) et le « tourment lunaire » – Laurence Guignard

Jules Pierrot-Deseilligny est issu d’une famille de la haute bourgeoisie industrielle, affilié par sa mère aux Schneider . Son père Alfred a mené une carrière industrielle, puis politique : il est notamment ministre sous le Second Empire[1]. L’éducation de Jules, sous la direction de professeurs particuliers, est plus orientée vers les humanités que vers les sciences.

Son parcours est celui d’un héritier qui se conforme à la vie de loisir des rentiers, entre sa résidence parisienne, sa demeure cannoise où il pratique le yachting, et « le chalet suisse » de Mont d’Arnaud à Broye, près d’Autun, en Saône-et-Loire. C’est là que sont aujourd’hui demeurées les archives familiales : correspondances, carnets d’observation, dessins, publications et une partie au moins de sa bibliothèque. On y trouve les traces d’une activité d’amateur de sciences, assez intense dans la dernière partie de sa vie. Son nom apparaît parmi les membres de la Société éduenne des lettres, des sciences et des arts, fondée à Autun en 1836. L’adhésion est ici familiale : elle suit celle de son père, qui adhère en 1873 après avoir fait don de deux pierres gallo-romaines au musée d’Autun en 1872, puis de son frère Eugène qui introduit Jules en 1889, celui-ci présente à son tour en 1913 un certain Paul Deseilligny, également domicilié à Broye.

À partir de 1896, Jules Deseilligny adhère à la Société astronomique de France, une adhésion individuelle malgré l’apparition non renouvelée en 1905 d’une Mlle S. Deseilligny. Jules mène jusqu’à sa mort en 1918 une activité d’observation astronomique régulière, dont les archives conservent la trace, et qui se traduit par six publications. Elle se focalise sur l’observation lunaire (sélénographie), qui témoigne de l’intérêt fin de siècle pour le satellite de la Terre, favorisé par le déploiement des connaissances et surtout par celui de la photographie lunaire. Les archives réunissent ainsi autour de ce sujet une documentation spécifique assez complète.

Deseilligny observe de chez lui à l’aide d’une petite lunette 108 mm commercialisée par Bardou, d’un grossissement constant de 160[2], équipée en 1904 d’un petit pied équatorial. Ses observations se centrent sur une série réduite de lieux lunaires : le cratère Flammarion et surtout le Palus Putredinis, dont il crée la toponymie en utilisant la nomenclature lunaire classique. Son objectif n’est cependant pas cartographique. Il s’agit en effet de réaliser des séries de dessins d’observation directe, commentées dans ses carnets, puis compilées pour ses publications.

Ces activités s’inscrivent dans une tradition sélénographique typiquement amateur dont on trouve les traces dès la fin du XVIII^e siècle en Allemagne avec Schröter, et qui est rappelée tout au long des publications de la SAF, comme dans l’article « Paysages lunaires » publié dans L’Astronomie en 1882 : « ce sont les moindres détails du fond des vallées qu’il faudrait examiner minutieusement pour arriver à découvrir quelques traces de vie végétale ou animale pour décider si notre pâle satellite n’est pas tout à fait mort ». Cette traque de la vie lunaire est déjà en rupture avec l’astronomie professionnelle. Le travail de Deseilligny fait l’objet de la publication d’une sorte d’atlas du Palus Putredinis, en quatre volumes réunissant cent-trente-sept dessins, classés selon l’heure du jour lunaire, et qui montrent la région au fil d’un cycle lunaire complet. Il s’agit ainsi de rendre visible la physionomie fuyante du lieu, mais aussi de repérer les variations et anomalies, les tâches, les lueurs : des faits qui pourraient étayer l’hypothèse d’une activité géologique voire d’une vie lunaire, car, écrit-il, « tout n’est pas dit sur la Lune, […] il se passe à sa surface un fait étrangement mystérieux et de haute importance », qu’il définit ainsi : « l’envahissement de la tâche grise, quelle qu’en soit la cause, sur les parties éclairées[3] ». Des questions qui alimentent ce qu’il nomme le « tourment lunaire ».

Deseilligny anime parallèlement à partir de 1906 un petit réseau de sélénographes amateurs, alors qu’il devient membre du conseil de la SAF, puis secrétaire de la commission lunaire : une vingtaine de personnes qui coordonnent leurs observations suivant un planning quotidien et des « croquis schématiques » permettant de comparer les observations des différents sites.

La nécrologie de Deseilligny dans le Bulletin de la SAF mentionne une demande de son parent, M. le lieutenant Macheret : « N’est-il pas possible que sur la carte de la Lune, qu’il aimait tant et qu’il étudiait avec tant de ferveur, figure le nom “Deseilligny”, pour désigner l’une des régions mystérieuses vers lesquelles il dirigea constamment les yeux ? ». Soutenue, semble-t-il, par Puiseux, cette demande est suivie en 1935 par l’introduction de son nom dans l’Atlas de Lamèch, qui couronne une forme de carrière sélénographique.

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[1] Alfred Deseilligny obtient en 1866 le prix du concours « De l’influence de l’éducation sur la moralité et le bien-être des classes laborieuses », décerné par l’Académie des sciences morales et politiques.

[2] Une lunette qui coute entre 600 et 700 francs suivant les publicités de l’époque.

[3] Jules Deseilligny, Un site lunaire (le Palus Putredinis), Journal, 1^re série, p. 46.

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