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Les albums de voyage d’Étienne de Saint-Genys (1856-1915) et André Coffinières de Nordeck (1848-1917) – Hadrien Viraben

La parution récente de notre article sur la Société artistique des amateurs, à la suite des recherches inaugurales de Julien Faure-Conorton, a mis en lumière ce cercle, fondé en 1896, dont la mission première était d’organiser régulièrement des expositions pour faire connaître le talent de ses membres artistes non professionnels, et de réincarner l’amateur aristocratique du XVIIIe siècle au profit des nouvelles élites de la Troisième République.

L’article n’aborde pas cependant dans le détail tous les caractères des œuvres exposées, et par exemple la polyvalence qui peut se cacher derrière l’étiquette choisie par la Société artistique des amateurs. L’amateurisme du grand monde à la fin du XIXe siècle, même lorsqu’il recherche une certaine reconnaissance, ne tient pas forcément à se spécialiser dans un domaine, mais procède encore d’une forme d’indiscipline, dans la mesure où certaines de ces productions relèvent parfois d’un goût équivoque pour les arts et pour les sciences. Ainsi, comme lors des débats contemporains qui entourent l’activité littéraire des amateurs mondains, les sciences en amateur ne sont jamais très loin.

La Société artistique des amateurs constitue en effet l’un des nombreux cercles culturels que rejoignent les membres des élites de la république, afin de manifester de leurs goûts et compétences multiples. Le nom de Serge Yourévitch (1876-1969), mentionné ailleurs sur ce carnet en tant que fondateur de l’Institut général psychologique, se retrouve par exemple en 1909 parmi les membres de la Société artistique des amateurs, auprès desquels il exposa ses esquisses faites en Italie, dont une vue du temple de Segeste ou une autre des catacombes de Syracuse.

L’amateurisme polyvalent est d’ailleurs érigé ponctuellement en modèle par la Société artistique des amateurs qui, lors d’une rétrospective dédiée à l’art amateur en 1899, n’hésite pas à présenter l’œuvre de Marie-Anne Pierrette Paulze (1758-1936), mieux connue sous son nom d’épouse de Lavoisier. Ces œuvres avaient été prêtées par Étienne de Chazelles, héritier par sa mère des collections du couple Lavoisier-Paulze, et dont l’épouse fut plus tard membre de la Société artistique des amateurs à partir de 1911. La notice biographique consacrée à Marie-Anne Paulze dans le catalogue de l’exposition de 1899 précise la place qu’elle avait su tenir en arts et en sciences, sous une double tutelle masculine et professionnelle, en tant qu’assistante de son mari et élève de David. Deux des cinq envois exposés sous son nom sont ainsi deux copies qu’elle exécuta d’après le célèbre portrait que son maître fit du couple Lavoisier, tandis qu’une troisième consiste en « études, corrigées par David ». Deux autres dessins, exposés sous un même numéro, la montrent cette fois dans le laboratoire de son mari, à une certaine distance de la pratique expérimentale elle-même strictement masculine, et dont elle enregistre les résultats. Dernière œuvre présentée en 1899, le portrait de Benjamin Franklin, copié d’après le modèle peint par Joseph Duplessis, la place encore à la frontière poreuse entre les sciences et les arts.

Ce modèle d’amateur aristocrate, féru d’arts et de sciences, trouve ses héritiers à la fin du XIXe siècle chez certains grands voyageurs, dessinateurs et collectionneurs de curiosités éclectiques. C’est le cas par exemple du comte Étienne de Saint-Genys (1856-1915), membre du comité directeur de la Société artistique des amateurs, et exposant régulier d’aquarelles et de pastels réalisés au cours de ses nombreux voyages diplomatiques. En 2015, l’exposition Curiosité(s) a su mettre en valeur le legs de Saint-Genys dans les collections du musée des Beaux-Arts d’Angers, rappelant non seulement son ampleur, mais aussi sa diversité. Collectionneur d’œuvres d’art anciennes et artiste amateur, Saint-Genys possédait également des artefacts situés entre le goût pour l’art exotique et l’ethnographie des populations indigènes. En témoignent en particulier les pages de son album de voyage de Bordeaux à Lima en avril-mai 1883, publiées dans le catalogue d’exposition d’Angers, aux côtés des pièces de céramique qu’il rapporta du Pérou. Une autre œuvre de la collection Saint-Genys permet encore de souligner la filiation affichée par Saint-Genys vis-à-vis des amateurs du XVIIIe siècle. Il s’agit d’un secrétaire à cylindre de style Louis XVI, dans lequel Christine Besson voit une commande de Saint-Genys qui en aurait fixer l’iconographie. Le meuble présente en effet en son centre, au-dessus de profils en médaillons coiffés de perruques, et flanquée par deux figures de l’Amérique et de l’Asie, une marqueterie représentant un amateur en costume Louis XVI à sa table de travail, exerçant son goût et participant à la fabrique des savoirs par la manipulation et l’examen des objets de sa collection.

À cet égard, d’autres objets exposés par des membres de la Société artistique des amateurs pourraient à leur tour jouer sur les deux tableaux. C’est le cas notamment des aquarelles exposées par un autre voyageur André Coffinières de Nordeck (1848-1917). Élève de l’École polytechnique et de l’École navale, formé au dessin au sein de ces institutions, Coffinières de Nordeck poursuivit à partir 1868 une carrière dans la marine, qui le mena en 1903 jusqu’au titre de capitaine de vaisseau. Il est lui aussi l’un des plus anciens membres de la Société artistique des amateurs, participant à chacune des expositions organisées par l’association avant la guerre. Ses envois rendent précisément compte de ses voyages à travers le monde et l’empire colonial français, au Sénégal, au Gabon, en Nouvelle-Calédonie, avant de se replier vers l’Europe, l’Espagne et la Côte d’Azur. Le musée du quai de Branly conserve encore aujourd’hui plusieurs pièces provenant de sa collection : trois œuvres africaines, une aquarelle « d’après nature » représentant le roi guinéen Dinah Salifou, datée du 17 avril 1885, et enfin un carnet de croquis rapporté de son séjour au Gabon en 1872-1873. À l’instar de l’album de Saint-Genys, ce dernier signale là encore la persistance d’une pratique de dessin en plein air, héritière des arts d’agrément du XVIIIe siècle, à mi-chemin entre le souvenir de voyage et l’autobiographie illustrée, l’exercice d’un art et celui d’un regard ethnographique sur le quotidien. Le portrait sur lequel s’ouvre le carnet montre cependant une toute image de l’amateur qui, plutôt qu’en homme de cabinet, se présente ici coiffé d’une casquette de lieutenant de vaisseau, en militaire explorateur et curieux à ses heures perdues.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
viraben (27 septembre 2021). Les albums de voyage d’Étienne de Saint-Genys (1856-1915) et André Coffinières de Nordeck (1848-1917) – Hadrien Viraben. Amateurs en sciences (France, 1850-1950) : une histoire par en bas. Consulté le 19 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/b4ap


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