Entretien : Hervé Guillemain

Hervé Guillemain est professeur en histoire contemporaine à l’université du Mans. Il est le coordinateur scientifique de l’axe 2 du projet ANR AmateurS « Une histoire subjective des mondes des amateurs ».

Quels ont été votre parcours et vos thématiques de recherche ?

Mes recherches s’étendent à un monde élargi de la santé à l’époque contemporaine, qui comprend à la fois la médecine, la psychiatrie et la psychologie. Il intègre en particulier certains acteurs traditionnellement exclus du récit historique, patients et thérapeutes non académiques, par exemple, pour la psychologie, ceux rattachés à une formulation prototypique du développement personnel.

Ma thèse a porté en 2004 sur une histoire des psychothérapies depuis leur avènement vers 1830, jusqu’à la diffusion de la psychanalyse dans les années 1930. Au croisement de l’histoire du fait religieux et de celle de la médecine et de la psychologie, mon approche a consisté à étudier les emprunts réciproques ou au contraire les conflits entre les thérapies d’origine religieuse et celles que l’on pourrait qualifier de laïques et scientifiques, qui se mirent en place durant la période. En partant du « traitement moral », le récit se poursuit ainsi jusqu’à l’arrière-plan spirituel, théosophe ou protestant, de certains psychanalystes de l’entre-deux-guerres. Autour de cette recherche, ma première publication académique a été consacrée par exemple aux exorcistes diocésains parisiens, en suivant les transformations de leur lutte contre la possession démoniaque, de la fin du xix^e siècle aux années 1930, au contact des nouveaux savoirs psychologiques et psychiatriques.

Ces premiers travaux ont clairement mis en évidence à mes yeux les porosités existantes entre la science académique et le monde des amateurs ; et ma recherche actuelle continue d’ailleurs d’intégrer des personnalités ou des pensées religieuses.

Comment ce domaine d’étude en est-il venu à croiser la figure de l’amateur ?

C’est donc en travaillant sur un champ élargi de la santé, incluant praticiens et patients, que j’en suis arrivé aux « amateurs », au regard porté sur eux par la médecine académique et à leur production.

J’ai pu tester cette approche en étudiant, dans le domaine de la psychologie, l’essor des thérapies du self, où la présence des amateurs est forte au début du xx^e siècle. Un cas en particulier a retenu mon attention, celui du pharmacien Émile Coué. Sa « méthode Coué » fut en effet fondée sur les bases de la science de son temps, sur l’hypnose notamment, en y adjoignant des apports extérieurs, pour produire une thérapie universellement connue.

Je me suis aussi beaucoup intéressé aux médecines alternatives et à leurs relations avec la médecine académique. Celles-ci furent extrêmement changeantes selon les contextes historiques, allant du conflit ouvert jusqu’à la reconnaissance de certaines d’entre elles, observable aujourd’hui, par le milieu hospitalier, au titre de « médecines complémentaires ».

Quels seront vos chantiers de recherche dans le cadre de l’ANR AmateurS ?

Le premier terrain auquel je souhaite me consacrer est le réseau de la radiesthésie, qui se constitue en discipline scientifique au cours de l’entre-deux-guerres, aux côtés de la vogue pour les ondes magnétiques et radioélectriques. L’ancienne pratique des sourciers y trouve ainsi un nouveau champ d’application, la santé, en tentant d’identifier une circulation des fluides à l’intérieur du corps, à l’aide des mêmes outils, en les perfectionnant, ou encore en y adjoignant de nouvelles machines. Vont dès lors se développer une théorie et un réseau scientifiques, animateur de congrès, mais aussi une pratique populaire, qui connaît un grand essor à partir des années 1930.

Pour ce travail, je m’appuie en premier lieu sur le bulletin périodique des Amis de la radiesthésie, dont la collection est conservée à la BnF, le premier numéro ayant paru en décembre 1930 et la publication se poursuivant encore aujourd’hui. Sous la forme d’une revue de société savante, il permet d’envisager d’un point de vue sociologique le réseau des radiesthésistes, appartenant tous au monde des amateurs, et regroupant des ingénieurs, des enseignants et surtout des religieux. Parmi ces derniers, l’abbé Bouly a précisément souhaité ancrer la tradition de l’art des sourciers dans la science des années 1930, en inventant lui-même le terme de « radiesthésie ». Son fonds d’archives, conservé aux archives diocésaines d’Arras, constitue la seconde ressource de mon travail. Il permet d’une part de retrouver certaines origines de son savoir, à travers ses notes de lecture par exemple, et d’autre part d’envisager sa reconnaissance locale, nationale et internationale. De nombreuses coupures de presse font voir la diffusion sociale de la radiesthésie, ses premières applications judiciaires et criminelles, ainsi que médicales, elles aussi très importantes. Ces dernières touchent à la fois le diagnostic et la prescription ; et elles s’associent à la vente par correspondance d’un matériel comprenant pendules, planches anatomiques et boîtes de remèdes dérivés de l’homéopathie populaire.

Mon deuxième terrain de recherche est plutôt lié au thème de la journée d’étude, programmée pour janvier 2020, sur les moments de redéfinition des identités des amateurs. La date qui m’intéresse en particulier est celle de la loi du 30 novembre 1892, portant sur le délit d’exercice illégal de la médecine. Elle oblige en effet certains praticiens alternatifs du monde de la santé à reconstruire leur identité en mimant la science académique. Les documents consécutifs à cette loi, versés aux Archives nationales, permettent d’envisager la réaction théorique, pratique et institutionnelle des praticiens alternatifs de la santé, pour mimer la science académique, comme pour se distinguer dans le même temps d’autres amateurs. Ce phénomène d’institutionnalisation des amateurs du monde de la santé s’observe d’ailleurs concurremment à l’échelle internationale.

En parallèle, je continue à travailler sur les racines amateurs de la psychologie positive et de la méditation, sur la constitution, en France et à l’étranger, d’un socle de méthodes thérapeutiques, appelé à se développer très largement dans la seconde moitié du xx^e siècle. Il est intéressant pour moi de retrouver de nouveau ici des figures issues du monde religieux. À titre d’exemple, pour citer un cas américain parmi d’autres européens et français, le pasteur évangélique Norman Vincent Peale, qui a notamment collaboré avec plusieurs psychiatres des années 1930 aux années 1950, est aujourd’hui considéré comme l’un des fondateurs de la psychologie positive.

Enfin, ayant déjà travaillé sur les manuels d’automédication, en particulier ceux écrits par des femmes durant l’entre-deux-guerres, je souhaite encore poursuivre cette recherche en m’appuyant sur les résultats de la base de données bibliographiques, pour identifier de nouveaux individus à l’origine de théories, méthodes et pratiques d’automédication.

---

---