Entretien : Nathalie Richard

Nathalie Richard est professeure d’histoire contemporaine à l’université du Mans. Elle est la responsable scientifique de projet ANR AmateurS et la coordinatrice de l’axe 1 « Figures de l’amateur ».

Quels ont été votre parcours et vos thématiques de recherche ?

Historienne et historienne des sciences de formation, j’ai soutenu ma thèse à l’université Paris 1 sur l’histoire de l’archéologie préhistorique en France. Mon champ de spécialité s’est élargi à l’histoire des sciences humaines et sociales au xix^e siècle et au début du xx^e siècle, avec quelques incursions vers le xviii^e siècle.

J’ai travaillé très largement sur ce domaine, à la fois sur des sujets particuliers, mais aussi plus généralement sur des questions de méthodologie et d’épistémologie des sciences humaines et sociales. J’ai notamment codirigé plusieurs ouvrages qui traitent par exemple des récits de découverte (1998) ou de la définition de l’humain par les sciences humaines et sociales (2013). La Société française pour l’histoire des sciences de l’homme a été un lieu pilote pour le développement de ce domaine, et le cadre de plusieurs recherches collectives et transversales auxquelles j’ai participé.

Plus particulièrement, mes travaux ont abordé deux terrains : d’une part, l’histoire de l’archéologie préhistorique, sur laquelle j’ai produit toute une série de publications à la suite de ma thèse ; d’autre part, certains projets non disciplinaires des sciences de l’homme au xix^e siècle, plus particulièrement ceux d’Ernest Renan et d’Hippolyte Taine, à chacun desquels j’ai consacré un livre (2013, 2015). Il s’agissait ici de m’intéresser à un état des sciences dites « humaines et sociales » situé en amont de leur institutionnalisation universitaire, un état que j’ai appelé « a-disciplinaire » des savoirs en sciences humaines et sociales.

Comment ce domaine d’étude en est-il venu à croiser la figure de l’amateur ?

C’est en travaillant sur ces deux auteurs que j’ai été amenée à replacer leurs œuvres dans un contexte culturel plus large, en m’interrogeant sur les raisons de leur succès et de leur influence. Outre leur contenu intellectuel, je me suis également intéressée à la manière selon laquelle ces projets ont été présentés, diffusés et reçus, et donc à leurs lecteurs et aux traces d’appropriations de ces projets. Dans le cadre de ces recherches, j’ai notamment collaboré avec plusieurs collègues historiens de la lecture. Je continue à travailler aujourd’hui sur les lecteurs et les lectrices des sciences au xix^e siècle, et j’ai par exemple publié récemment un article consacré au lectorat féminin du philosophe Victor Cousin, dans un numéro de la Revue d’histoire du xix^e siècle dirigé par Volny Fages et Laurence Guignard.

Ces lecteurs et leur correspondance m’ont alors pour ainsi dire ramenée à mon sujet de départ, l’archéologie, tout en recroisant la question des amateurs. Ma perspective est en effet celle d’une histoire culturelle des sciences, une histoire des circulations et des appropriations des idées scientifiques au xix^e siècle. Pour étudier cette question, je m’intéresse à la présence d’archéologues dans des espaces éloignés des lieux de production des sciences, les territoires ruraux de la France du xix^e siècle. À ce titre, les amateurs font figure de médiateurs entre deux mondes, en tant qu’agents d’une « acculturation » ou d’une « transculturation » entre monde rural et monde savant. Il s’agit de comprendre comment la présence des amateurs sur le terrain a pu contribuer à la circulation d’idées nouvelles sur la préhistoire et à une réinterprétation des vestiges préhistoriques par les populations rurales, hors des circuits scolaires, mais aussi de restituer l’importance des acteurs issus du monde rural dans la découverte et la circulation des vestiges.

Quels seront vos chantiers de recherche dans le cadre de l’ANR AmateurS ?

Mon intérêt premier va aux situations qui ont fait entrer en contact les amateurs sur le terrain et les populations locales, aux situations qui font émerger les traces des réactions de ces dernières. En effet, étudier ces populations, encore très imparfaitement alphabétisées jusque dans les années 1870-1880, implique de recourir à des sources relativement similaires à celles qu’utilisent les historiens des catégories populaires, c’est-à-dire des sources indirectes. Dans mon cas, il s’agit souvent de sources de conflictualité, liées à des moments où les pratiques archéologiques affrontent les usages traditionnels du territoire par ses habitants.

J’ai donc choisi de privilégier des terrains avec une forte densité de vestiges préhistoriques, telles la région de Carnac, dont les monuments mégalithiques suscitent la curiosité depuis au moins la Renaissance, et la vallée de la Vézère, où furent découvertes de nombreuses grottes ornées à partir des années 1890.

Ces recherches croisent au premier abord les deux premiers axes du projet AmateurS. Elles m’amènent en effet à envisager une large gamme d’acteurs de l’archéologie de terrain, mais aussi à interroger leurs relations avec les savants des villes universitaires et des grandes institutions et avec les sociétés savantes, dont certains sont membres, tandis que d’autres, qui n’appartiennent pas aux catégories sociales représentées au sein de ces associations, en sont exclus.

Mon travail rejoint le troisième axe du projet AmateurS, puisqu’il s’intéresse par ailleurs à trois types de pratiques des amateurs. En premier lieu, les pratiques de fouilles peuvent être renseignées à partir de sources textuelles, imprimées et surtout manuscrites, tels les journaux de fouilles, mais aussi des documents relatifs à leur coût et au personnel engagé. D’autres ressources, iconographiques, peuvent être mobilisées, et relèvent du dessin, du plan, puis, à partir des années 1890, de la photographie. Je m’intéresse en deuxième lieu aux pratiques de collection, aux fonctions et aux usages sociaux des collections archéologiques. Le rassemblement et l’organisation de ces collections, dont beaucoup ont été dispersées ou réorganisées, peuvent être retracés à l’aide de catalogues imprimés, mais aussi à partir des fonds d’érudits, reversés dans des archives locales, ou encore en mains privées. En troisième lieu, ma recherche porte sur les usages de la photographie, qui reste une pratique assez spécifiquement amateur dans le domaine de l’archéologie au xix^e siècle. Il s’agit ici d’un chantier que je souhaiterai tout particulièrement approfondir de manière collective au cours des années à venir.

---

---