Entretien : Géraldine Delley

Géraldine Delley est directrice adjointe du Laténium, musée d’archéologie de Neuchâtel, chercheuse associée à l’Institut d’archéologie de l’université de Neuchâtel et membre du projet ANR AmateurS.

Quels ont été votre parcours et vos thématiques de recherche ?

Après une formation initiale en archéologie, mon doctorat s’est orienté vers l’histoire de la discipline, dans le sillage des travaux de Nathan Schlanger, Nathalie Richard et Marc-Antoine Kaeser, qui fut mon directeur de thèse à l’université de Neuchâtel. Il a porté sur l’introduction de deux outils de datation en préhistoire : le radiocarbone et la dendrochronologie.

L’intérêt était de voir se mettre en place des collaborations entre l’archéologie, encore perçue dans les années 1950 comme une pratique artisanale, et des disciplines réputées dominantes dans le champ scientifique de l’après-guerre. L’introduction de ces outils est allée de pair avec la construction de l’image d’une archéologie supposée moderne, la professionnalisation de la discipline et sa spécialisation scientifique. En ce sens, elle a aussi contribué à une distinction en excluant ceux qui n’ont pas eu accès à ces outils, pour des raisons financières notamment.

À l’issue de ma thèse, mon post-doctorat s’est déroulé au sein d’un projet FNS consacré à l’histoire des fouilles archéologiques autoroutières en Suisse depuis 1958. Notre étude a consisté en une histoire de l’archéologie préventive en Suisse, autrement dit une histoire des pratiques archéologiques intégrées à la chaîne opératoire des travaux de construction. Elle a mis en évidence la nécessité pour les archéologues de transformer là encore l’image de leur profession, pour faire valoir leurs intérêts scientifiques face à ceux, nombreux et puissants, que mobilisent également l’économie de la construction et les politiques de l’aménagement. En s’adossant aux services archéologiques des cantons, un nouveau mouvement de professionnalisation de la discipline s’est ainsi produit, en écartant encore une fois de son champ de vision l’image romantique de l’archéologie amateur du xix^e siècle.

Comment ce domaine d’étude en est-il venu à croiser la figure de l’amateur ?

Comme je le disais, mes recherches de thèse sur le radiocarbone et la dendrochronologie m’ont plutôt conduite à aborder l’archéologie préhistorique dans un cadre professionnel. En revanche, dans le cadre du projet sur les autoroutes, nous avons été frappés de constater le creusement d’un fossé toujours plus important entre les scientifiques professionnels et le public de l’archéologie. L’accélération du rythme des fouilles archéologiques préventives, l’accroissement de la quantité des données enregistrées et le manque de moyens financiers pour les publier ont conduit à un certain isolement des résultats au sein d’un milieu d’experts, sans qu’ils puissent nécessairement aboutir à une réappropriation par le public.

Lorsque j’ai ensuite intégré l’équipe du Laténium, nous avons décidé de réaliser une exposition qui répondrait, d’une certaine manière, à ce problème structurel. Dans cette exposition « Émotions patrimoniales », qui emprunte son titre à l’ethnologue français Daniel Fabre, il s’agissait de parler des usages sociaux du patrimoine et des liens forts que nous entretenons avec les vestiges et monuments du passé. Il s’agissait en particulier de montrer comment les non-experts s’approprient ce patrimoine et comment les souvenirs de visites de sites patrimoniaux s’intègrent dans leurs biographies personnelles.

À cette fin, nous avons organisé une collecte photographique dans toute la Suisse, en invitant les participants à rechercher dans leurs archives des images sur lesquelles eux, leur famille ou des amis posent devant des sites ou des monuments. Ces images ont été enrichies par les récits des souvenirs liés à chaque prise de vue et par une série d’entretiens que peuvent écouter les visiteurs de l’exposition. Ce projet a ainsi permis de montrer une appropriation vernaculaire de l’archéologie et du patrimoine, et de rassembler un matériau précieux, car difficilement accessible et souvent voué à disparaître.

Par ailleurs, l’exposition rend compte des transformations et manipulations du patrimoine à travers plusieurs « objets-palimpsestes » qui révèlent des formes d’appropriations amateurs de la matérialité patrimoniale.

Le musée est évidemment un lieu important pour observer et montrer ces pratiques amateurs. Il s’enrichit d’ailleurs régulièrement de l’apport de visiteurs passionnés d’archéologie qui sont parfois détenteurs de collections qui nous sont confiées.

Quels seront vos chantiers de recherche dans le cadre de l’ANR AmateurS ?

Je travaille actuellement sur la spéléologie en tant que pratique sportive et récréative, et ses liens avec l’archéologie. Si les spéléologues ont pu en effet être sollicités, au moins dès les années 1930 en Suisse, pour documenter certaines grottes, eux-mêmes ont été portés à pratiquer la géologie, la botanique, ou encore l’archéologie. Sans nécessairement étudier eux-mêmes les échantillons récoltés, ils ont pu alors intégrer des réseaux où leur activité dialogue avec l’expertise scientifique de professionnels, et d’archéologues en particulier.

En outre, la comparaison de la spéléologie et de l’archéologie fait ressortir plusieurs points de convergence, à commencer par le terrain. Ce dernier est bien sûr extrêmement signifiant en spéléologie, et en un sens semblable à celui de l’archéologue, par ses qualités d’espace non contrôlé, naturel, sauvage et même parfois hostile. La dimension exploratoire et aventurière est également commune aux deux pratiques, tout comme le sentiment de s’enfoncer dans l’épaisseur du sol. Comme les archéologues, les spéléologues parlent à ce sujet de « fouiller une grotte », pour désigner sa découverte de bout en bout.

Ces pratiques spéléologiques appliquées à l’archéologie soulèvent plusieurs questionnements, notamment en ce qui concerne leur éloignement des centres urbains de production de savoir ; leurs équipements et leurs savoir-faire ; les transferts de compétences issues des expériences professionnelles des spéléologues ; ou encore leurs inspirations littéraires.

Les archives que je compte exploiter ont trait d’une part au cas d’un spéléologue nommé Jean Schnörr, qui a été très actif dans les années 1930. Le Laténium a en effet acquis récemment ces carnets d’expédition, qui permettent de faire la microhistoire de sa pratique amateur qu’il décrit de façon très complète. D’autre part, elles concernent un club de spéléologie créé en 1956, le Spéléo-club des montagnes neuchâteloises, dont l’un des membres fondateurs, Raymond Gigon, a fouillé la grotte préhistorique du Bichon très connue dans les milieux des archéologues.

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